Au pays de l’embouteillage indépendant de rhum, il n’y a pas que les grosses écuries qui peuvent réaliser de belles sélections. Après Compagnie Des Indes, nous partons à la rencontre de Tristan Prodhomme, le boss de chez Whisky & Rhum, connu pour sa gamme l’Esprit. Quand un caviste breton (Rennes et Vannes) passe à l’embouteillage, cela donne une interview en profondeur…
Whisky ou Rhum : pourquoi choisir ?
Bonjour Tristan ! Tu es le patron de Whisky & Rhum. Comment a débuté ton amour pour les spiritueux ?
Un ami et moi-même avions pris l’habitude, dans notre jeunesse (vers 18 ans je pense, à savoir en 1998) de déguster un Scotch à l’occasion. A l’époque nous étions heureux avec du Chivas, du Glenfiddich et du William Lawson. Quelques années plus tard, en 2003, je suis parti pour des vacances en Ecosse. Il me fallait financer ces vacances sur place et quoi de mieux que de travailler dans le monde du whisky au paradis du whisky ? J’y suis resté 4 ans, l’occasion de déguster des centaines de whiskies.
Pour beaucoup cela reste une passion et non une source de revenus. Qu’est ce qui t’as décidé à sauter le pas ?
Je ne comprenais pas pourquoi la France, plus gros pays consommateur de Scotch, n’avait, à l’époque, que 2-3 magasins dédiés au whisky. Mes possibilités de carrière étant arrivées au bout en Ecosse, en tout cas dans l’établissement pour lequel je travaillais, m’ont motivé à quitter l’Ecosse pour un retour en Bretagne, pour ouvrir une boutique dédiée au whisky.
Et de quel établissement s’agissait-il ?
The WhiskyShop à Edimbourgh.
Pourrais-tu me citer deux produits (un whisky, un rhum) qui t’ont complètement fait craquer ?
Voici deux produits que j’ai beaucoup appréciés dans ma jeunesse :
Un single cask de Laphroaig 1997 embouteillé pour The Whisky Shop, qui s’est vendu si rapidement qu’il n’y ai quasiment fait mention nul part… « Une tourbe si dense qu’on pouvait y planter sa cuillère. »
Un Rum Nation Guatemala 23 ans, dont la complexité et la richesse se rapprochaient d’un whisky. C’était mon premier rhum.
Le Caviste Spécialiste : une activité complexe
Comment décrirais-tu ton métier de caviste ?
C’est une question compliquée. Le métier de caviste pur je ne connais pas. A mes heures je suis celui qui sélectionne les références, passe les commandes, réceptionne la marchandise, démarche auprès des fournisseurs, mais je suis aussi conseiller vendeur, sélectionneur, embouteilleur indépendant, importateur, distributeur, animateur de soirées dégustations, comptable, secrétaire, designer, graphiste, logisticien, webmaster, livreur, agenceur, menuisier, peintre…
Tu t’es spécialisé dans les spiriteux. N’est-ce pas trop compliqué de se passer du fameux roi viticole ?
Vendre du vin, ce n’est pas ma tasse de thé. Je n’y connais rien, et n’en bois pratiquement jamais. Le problème que je rencontre est que : le caviste traditionnel a pour fond de commerce le vin. Il marge donc sur le vin qui le fait vivre, et peut donc diminuer ses marges sur les spiritueux. N’ayant pas de vin, je suis obliger de gagner ma vie sur les spiritueux.
Combien de références possèdes-tu en permanence ?
Je dirais 250 whiskies pour une centaine de rhums, dont les références changent tous les mois. Je suis « caviste spécialiste », et non caviste généraliste. Je n’ai pas, et n’ai jamais eu, pour objectif d’avoir la plus large gamme de whiskies et de rhums. Quand certains confrères annoncent 2000 références voir plus, c’est la preuve qu’ils achètent tout et ne sélectionnent rien. Je ne pense à personne en particulier mais la réalité est parfois bien différente de ce qui est annoncé.
Tu as désormais une boutique à Rennes et une à Vannes, sans compter le site internet. Comment jongles-tu entre ces infrastructures ?
J’ai un collègue qui s’occupe de la boutique à Rennes, sinon c’est mon épouse et moi-même qui nous occupons du reste. Pour répondre à ta question : difficilement.
Tu es situé dans une région à identité forte. Est-ce que cela impacte ton travail ?
Le whisky et le rhum sont bien ancrés dans les moeurs ici, plus que le pastis !
Tu viens d’annoncer la création de cours de dégustation à domicile, venant s’ajouter à celles en magasin. Tu avais besoin de renouveler ta formule ? Est-ce toi qui gérera ces ateliers ?
C’est le fruit de la motivation de mon collègue Ludo qui s’occupe du magasin de Rennes. C’est donc lui qui s’en chargera. Venant du monde du bar, il est aussi très doué en mixologie. La formule en boutique marche très bien et reste en place.
L’embouteillage indépendant : une question de volonté et de goûts
Tu as créé ta propre gamme de produits, “L’esprit”. Comment se dit-on que l’on va devenir embouteilleur indépendant ?
Le magasin pour lequel j’ai travaillé en Ecosse avait ses propres embouteillages exclusifs de single casks. La qualité était toujours bonne. Mon manager faisait les sélections et je me suis dit qu’un jour je ferai pareil.
Tu fais à la fois du whisky et du rhum. Y a t-il une réelle différence dans la façon de réaliser tes sélections pour ces deux spiritueux ?
Aucune, ce qui compte c’est le plaisir que je prends à les déguster.
Dans un marché saturé de nouveautés, tu arrives à tirer ton épingle du jeu, surtout en rhum. Cela doit être gratifiant d’être attendu ?
Rien n’est jamais acquis, et la concurrence est rude. Avoir un embouteillage qui plaît, c’est avant tout la satisfaction d’avoir été compris.
Le schisme agricole-traditionnel semble toucher le monde du rhum. As-tu pris parti ou tes goûts sont-ils hétéroclites ?
J’ai goûté des rhums agricoles qui avaient un profil de rhum traditionnel et vice-versa. Il y a du bon et du moins bon dans les deux.
Pour revenir sur le whisky, as-tu déjà pris contact avec des distilleries qui ne sont pas écossaises ?
Oui, en Irlande. Le reste du monde aussi mais certains ont le monopole dessus…
Quel est ton rapport avec les distilleries de manière générale ?
Les distilleries n’ont pratiquement jamais leur mot à dire sur ce qui peut se vendre ou pas, sans compter celles qui ont des contrats d’exclusivité renouvelés d’année en année… Je travaille surtout avec les embouteilleurs indépendants et le négoce.
Tu te charges de la sélection et de la distribution. Qu’est-il de ton marketing, depuis la communication aux échantillons en passant par tes sobres étiquettes ?
Les étiquettes que nous avons actuellement, sont loin d’être celles qui étaient prévues à l’origine. Mais quand on a parfois 60 bouteilles à étiqueter, il faut faire des compromis pour ne pas avoir des étiquettes à 2 euros ! Il est clair que nous sommes aux antipodes des graphismes de Velier, Samaroli, Silver Seal. C’est avant tout l’univers du whisky qui m’a inspiré, car je voulais appliquer au monde du rhum les techniques d’embouteillages du monde du whisky, et cela est aussi passé par le graphisme. La gamme L’Esprit est né avec deux whiskies et un seul rhum en 2010.
Nous ne communiquons que via notre page Facebook et notre site internet (un nouveau site devrait bientôt voir le jour…). Pour ces nouveaux embouteillages, quelques échantillons ont été envoyés aux bloggeurs qui nous suivent et nous apprécient depuis le début de notre aventure. Nous avons maintenant un distributeur (La Maison de L’Hédonisme) qui se charge de fournir les caves et CHR en France. Les références sont pratiquement toutes en rupture de stock grâce à lui.
T’arrive t-il de participer à des festivals ou préfères-tu à travailler dans l’ombre ?
Nous devions faire le dernier Rhum Fest à Paris mais nos embouteillages sont arrivés trop tard. Nous n’avions donc rien de nouveau à présenter et du coup cela ne vallait pas le coup. Ceci dit, nous sommes avant tout cavistes. Notre partie d’embouteilleur indépendant est relativement peu connue, et difficile à croire pour certains. En effet, 3 personnes travaillant dans 2 boutiques d’une surface moyenne de 30m²… On est très loin des grands.
Une question qui, je pense, intéresse beaucoup de monde. Va t-on avoir de nouveau du Black Rock ? car il faut avouer que c’était un superbe embouteillage.
L’histoire du Black Rock est très représentative de ce qui nous arrive en général. Le succès du Black Rock est un succès quasiment posthume. On a commencé à entendre parler du Black Rock quand nous n’en n’avions quasiment plus (à savoir en 2014, pour un embouteillage de 2012). En 2012, c’était un rhum hors norme. Cela montre à quel point le monde du rhum change tout le temps si rapidement.
Les nouveautés : bruts de fût et préférences
Dans les coffrets que tu m’as envoyés, tu avais ajouté un sample d’eau. C’est ta manière de faire l’apologie de la dilution ?
J’aime faire l’apologie de la dilution effectivement, et je ne la ferai jamais assez ! La raison est simple : ça marche ! Lors de nos soirées dégustations (surtout pour les whiskies et les rhums bruts de fût) l’ajout d’un trait d’eau (nous avons des pipettes) développe voir change les parfums, apporte plus de gras, plus de fumé. Cela peut aller d’une goutte jusqu’à moitié whisky moitié eau. L’idée est de le faire au moins une fois, avec un verre, de diluer son spiritueux jusqu’au maximum. Il arrive un point où l’on noie ses spiritueux, naturellement. Mais pour le deuxième verre, au moins on connaît les limites. La dilution n’est pas une façon de dicter comment les gens doivent boire. C’est une façon de retrouver les parfums et arômes cachés par l’alcool, qui anesthésie notre nez et notre palais. Quelqu’un qui n’a jamais mis d’eau dans son whisky, n’a jamais réellement déguster un whisky. Pour avoir habité en Ecosse, je sais que je ne suis pas la seule personne à penser cela. Pour le rhum, avec nos nouveaux embouteillages de L’Esprit Rhum, cela valait le coup de le faire, surtout pour le Diamond à 71,4% où mettre un trait d’eau était comme mettre un carré de sucre dans son espresso. Pour les autres rhums plus courants cela se discute.
Une nouvelle gamme de whisky verra le jour prochainement. Toujours single casks !
Cela fait longtemps que l’on te suit. Une des observations que l’on peut faire est que tes bruts de fûts sont ludiques mais qu’ils ne sont pas si supérieurs que cela à tes versions réduites. Comment jauges-tu les degrés de tes embouteillages ?
Pour la sélection je dispose d’échantillons bruts de fûts que je réduis à 46%vol moi-même. 46%vol tout simplement car c’est le taux d’alcool minimum (en général) lorsqu’il n’y a pas de filtration à froid, comme pour le whisky… La gamme a été créée avec les deux possibilités, c’est-à-dire qu’un même fût nous donnait des embouteillages bruts de fûts pour connaisseurs, ainsi que des embouteillages réduits à 46%vol pour les amateurs, ces derniers étant plus faciles d’accès. Lorsque nous avons commencé à distribuer notre gamme, les cavistes ne voulaient pratiquement que les versions brutes de fûts. Le paradoxe est, qu’étant moi-même caviste, ce sont les embouteillages à 46%vol qui se vendent le mieux en boutiques. Je me retrouve donc avec des Bellevue 1998 à 46%, d’un rapport qualité prix imbattable, qu’aucun caviste ne veut, mais qui se vendent comme des petits pains en boutique par exemple. Peut-être que la clientèle à Rennes et à Vannes est différente des autres villes de France… Depuis que La Maison de l’Hédonisme distribue notre gamme, c’est-à-dire cette année, nous avons convenu de faire en priorité des embouteillages bruts de fût pour les cavistes, ce qui explique que nos derniers embouteillages sont tous bruts de fût sauf pour une référence.
Nous avons eu l’occasion de goûter tes 5 derniers embouteillages. Une constante semble être la rondeur. En effet, tes rhums ne semblent jamais réellement sharp. Pour toi, est-ce une affaire de palais ou l’essence même de ce spiritueux ?
La rondeur est certainement un des critères de sélection. Les alcools sharp, ce n’est pas mon truc. Ca reste certainement un affaire de palais… Pour moi, le whisky et le rhum ne sont pas des alcools forts.
Penses tu que la notion de terroir ou d’identité est primordiale ou, a contrario, que c’est la qualité globale qui est prépondérante ?
A mon avis, ce qui compte c’est le gout, la complexité, la richesse, la longueur, du produit fini. Je déguste à l’aveugle, et sélectionne indépendamment de l’origine, de l’âge, du taux d’alcool, de la matière première, du type d’alambic etc. D’ailleurs je ne mentionne jamais le type d’alambic, la matière première, ni même l’âge à proprement parler, sur l’étiquette. Ces informations ne sont pas pour autant cachées, puisque j’en parle. La notion de terroir ouvre un débat très complexe, qui attire des personnes bien plus spécialisées que moi. Chaque pays à son terroir.
Y a t-il des parfums, des arômes que tu affectionnes particulièrement dans le rhum ?
Les fruits noirs, le café, le cacao, la cannelle, la pate d’amandes, mais aussi l’iode, le fumé, la menthe…
Dans ta dernière sélection (Barbancourt, Worthy Park, Diamond & Caroni), as-tu un favori ? Le cas échant, pour quelle raison ?
L’Esprit Worthy Park, simplement parce qu’il est multidirectionnel. La complexité et la richesse de ce rhum est exceptionnelle. Je terminerai par citer les notes de dégustations de l’embouteilleur :
« D’une robe vieil or, ce rhum intense et riche développe des notes précises de citron vert et de mangue, pour devenir plus floral, herbacé voir végétal, et même fumé. Frais, il n’en est pas moins gourmand et chaleureux avec du café, du cacao, du cuir et des épices douces. Des notes médicinales et iodées complètent ce sublime exotisme. »
Vous pouvez retrouver nos notes de dégustation ici :
Barbancourt – 2004/2016 – 11yo – 46% – Cask BB86 – Whisky & Rhum – L’esprit – Haïti
Barbancourt – 2004/2016 – 11yo – 66,2% – Cask BB86 – Whisky & Rhum – L’esprit – Haïti
Diamond – 2005/2016 – 71,4% – Cask BB114 – Whisky & Rhum – L’esprit – Guyana
Worthy Park – 2007/2016 – 55,9% – Cask BB10 – Whisky & Rhum – L’esprit – Jamaïque
Caroni – 1996/2016 – 19yo – 64,3% – Cask BB4 – Whisky & Rhum – L’esprit – Trinidad & Tobago
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